Chapitre 1 : La cité aux mille ailes

Dans l'immensité de la mégapole, un réseau sans fin de tours de verre et d'acier s'élevait vers le ciel, projetant leurs ombres labyrinthiques sur les rues grouillantes en contrebas. Les humains, plongés dans leur quotidien effréné, étaient absorbés par le vacarme incessant des moteurs, les écrans scintillants et les pas précipités. Mais dans les hauteurs, là où les regards ne s'attardaient jamais, régnait un autre univers.

Les corniches, les gouttières, et les rebords d'immeubles formaient les arènes d'une société secrète, bien plus ancienne que les gratte-ciel eux-mêmes : celle des pigeons. Ces créatures, que les citadins dédaignaient souvent comme de simples nuisances, étaient en réalité les protagonistes d'une lutte incessante pour la survie et la domination. Organisés en clans, ils se disputaient les meilleurs perchoirs, les ressources les plus riches et les points stratégiques offrant à la fois sécurité et abondance.

Parmi eux, deux grandes factions dominaient la scène : le Clan des Plumes d’Argent et les redoutables Serres Noires. Les premiers étaient célèbres pour leur discipline et leur capacité à se mouvoir silencieusement dans les zones les plus dangereuses. Les seconds, en revanche, étaient connus pour leur brutalité et leur ruse, prêts à tout pour étendre leur territoire. Entre ces deux puissances, une guerre de territoire féroce faisait rage, souvent invisible aux yeux des humains, mais terriblement palpable pour ceux qui prenaient le temps de regarder.

Et parmi ces observateurs, il y avait Edmond Craven. Ancien professeur d'histoire à la retraite, Edmond était un homme discret. Avec ses lunettes épaisses et ses cheveux clairsemés, il passait inaperçu parmi la foule. Mais derrière cet air anodin se cachait une obsession : les pigeons. Depuis qu'il avait accroché son manteau de professeur, il avait découvert une nouvelle passion, une sorte de mission secrète qu'il s'était donnée. Armé de jumelles, d'un carnet à spirale et d'une patience infinie, Edmond passait des journées entières à observer ces oiseaux qu'il considérait comme des être à part entière.

Son appartement, situé au quatorzième étage d'un immeuble vieillissant, était devenu un véritable poste d'observation. Les murs étaient recouverts de cartes de la ville où des zones étaient marquées en rouge, bleu et vert, chacune correspondant aux territoires des différents clans. Des piles de carnets remplis de notes s'entassaient sur son bureau, chaque page décrivant des comportements, des affrontements, et des événements qu'il étudiait comme un anthropologue scruterait une tribu isolée.

Un matin d’automne, alors que le soleil peinait à percer un voile de brume, Edmond s'installa à sa fenêtre favorite avec une tasse de thé fumant. À cette heure matinale, la Place Centrale était encore calme, mais Edmond savait que cette apparente tranquillé ne durerait pas. La Place Centrale était le joyau de la cité des pigeons, une zone riche en miettes abandonnées par les cafés environnants, et donc un enjeu majeur dans la lutte des clans.

Ce jour-là, il fut témoin d'une étrange activité. Un groupe de pigeons des Plumes d'Argent, reconnaissables à leurs plumes légèrement irisées, se réunissait sur une corniche proche. Ils étaient dirigés par Éléria, une femelle imposante connue pour son intelligence et son calme. Edmond la reconnaissait facilement : il l’avait observée mener plusieurs opérations complexes, incluant des raids stratégiques sur des territoires ennemis. Mais cette fois, quelque chose semblait différent. Éléria émettait des coo-coos rythmés, et les autres pigeons semblaient répondre en cadence. C'était comme un langage codé. Edmond se pencha en avant, fasciné.

De l'autre côté de la place, perchés sur un panneau publicitaire, les Serres Noires observaient. Leur chef, Krogar, était un mâle au plumage noir dépourvu de reflets, comme si la lumière elle-même refusait de s’attarder sur lui. Avec ses yeux perçants et sa posture altière, il inspirait la crainte, même chez les siens. Ce matin-là, Krogar semblait attendre quelque chose. Edmond, bien qu’à des centaines de mètres de distance, pouvait presque ressentir la tension dans l’air.

La confrontation était imminente.

Soudain, un éclaireur des Plumes d’Argent revint à tire-d’aile, se posant près d’Éléria. Edmond nota la rapidité avec laquelle les événements s’enchaînaient : l’éclaireur livra son message, Éléria hocha la tête, et en moins d’une minute, le groupe s’éleva en un vol coordonné, se dirigeant vers un point stratégique de la place. Les Serres Noires ne tardèrent pas à réagir, mais Edmond remarqua qu’ils semblaient moins organisés. Cela fit sourire le vieil homme : il savait que la discipline des Plumes d’Argent était leur plus grande force.

Alors qu’il prenait des notes frénétiquement, Edmond se dit qu’il était peut-être le seul humain à comprendre la portée de ce qui se jouait au-dessus de la ville. Cette pensée, loin de l’effrayer, le remplissait d’une joie tranquille. Les pigeons étaient devenus son monde, son mystère à élucider, et il était bien décidé à en percer les secrets, même si personne d’autre ne partageait sa fascination.

Ce jour-là n’était que le début d’une série d’événements qui allaient changer à jamais la hiérarchie de la cité ailée. Et Edmond, avec ses jumelles et son carnet, en serait le témoin silencieux.